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«la chanson de l'homme de Rio»
«Grand-mère, je pars pour l'Italie. Quand j'en reviendrai, vous serez probablement morte. Mais ne vous inquiétez pas: je vais devenir chanteur à la radio. Vous n'aurez alors qu'à brancher votre poste, là-bas dans le ciel, et vous m'entendrez.» C'est par ce petit mot que Chico Buarque de Hollanda, âgé de huit ans, fit ses adieux à sa grand-mère lorsqu'en 1952, il partit avec ses parents s'installer à Rome. L'histoire ne dit pas si grand-maman était toujours de ce monde quand, huit ans plus tard, les Buarque de Hollanda rentrèrent au Brésil; mais elle a montré que le deuxième volet de la prophétie était juste: Chico Buarque est sans doute un des plus grands auteurs/ compositeurs / chanteurs / homme de théâtre brésiliens actuels. De son séjour en Italie, il gardera, entre autres souvenirs, celui des soirées passées à écouter son père, l'historien Sérgio Buarque de Hollanda, accompagnant au piano son ami, le diplomate et poète, Vinicius de Moraes, alors en poste à Rome, qui à ses heures perdues se plaisait à chanter les dernières nouveautés de la musique brésilienne et ses propres compositions. De retour à Rio, Chico prend des leçons de guitare avec sa soeur aînée, Miucha - qui épousera plus tard Joâo Gilberto et tâtera à la carrière de chanteuse avec un succès rélatif.
Très tôt, Chico se met à composer et écrire tout en assimilant les leçons des maîtres. Les anciens; Noël Rosa, Dorival Caymmi les nouveaux: Baden Powell, Vinicius de Moraes, Tom Jobim et surtout Joâo Gilberto dont il essaye de retrouver (comme tous les jeunes de l'époque) la manière très particulière de jouer de la guitare. Ses études secondaires terminées, Chico s'inscrit en fac d'architecture et réussit même à terminer l'année avec succès. Cela tient du miracle, car Chico consacre plus de temps à la musique qu'aux plans et aux graphiques. La deuxième année se passe à faire le bœuf dans les caves de la faculté, avec les copains et pas mal de cachaça (eau de vie). Déjà il joue quelques-unes de ses compositions. En 1964, il participe au Festival de Musique de la TV Excelsior, où il présente une de ses chansons, «Sonho de Carnaval» que défend Geraldo Vandré. Ce titre ne remporte aucun succès particulier mais suffit à le faire remarquer des gens du métier. Elis Regina, qui anime un des plus importants programme télévisé de l'époque, «0 Fino da Bossa», l'y invite, cependant que Nara Leão, chanteuse de grand renom, enregistre trois titres de lui: «Pedro Pedreiro», «Olê Olà» et «Madalena foi pro mar». En 1966, il compose la musique de la pièce de Joâo Cabral de Melo Neto, «Morte e Vida Severina», qui, présentée l'année suivante au Festival de Nancy, remportera le premier prix. Mais c'est avec «A Banda» que Chico va être véritablement consacré. Présenté au Festival de Musique de la TV Records, en 1966, par la voix de Nara Leão, ce titre remporte le premier prix. Au texte engagé, révolté de Geraldo Vandré qui présentait «Disparada», mis en balance avec «A Banda» le jury préfère celui, poétique mais très conformiste, de Chico. A la surprise générale, Chico refuse le verdict et exige que les deux titres soient mis ex aequo. Par cette prise de position dans laquelle il affirmait sa solidarité avec la pensée très politique de Vandré, Chico laissait entrevoir le chanteur engagé qu'il deviendrait. On en était pourtant loin. Avec ses petits costumes bien taillés, ses chansons d'amour simples et délicates, sa nostalgie du passé, ses beaux yeux verts, son sourire timide et déjà son énorme talent, il avait tout pour plaire à tout le monde. Le Brésil, pris dans des troubles politiques, divisé entre ses riches et ses pauvres, ses fascistes et ses gauchistes, ses défenseurs de la bossa nova, déjà sur le retour, et ses fans du yé-yé, ses apôtres de l'acoustique et ses chantres de l'électrique, trouve en lui ce qu'un critique de l'époque désignera avec humour comme «son unique unanimité nationale». Il est, l'artiste que les amateurs rêvent de devenir, le gendre que les mères de famille rêvent d'avoir, le chanteur que tout le monde rêve d'écouter, ce qui fait dire à son très connu papa: «avant j'étais le fameux historien Sergio Buarque de Hollanda, aujourd'hui je ne suis plus que le père de Chico». Fin 66, son premier 33-tours «Chico Buarque de Hollanda» est considéré comme le meilleur disque de l'année. L'impact de cet album tient autant à l'art avec lequel il renoue avec la tradition de la samba la plus authentique à travers l'apport innovateur de la bossa nova, qu'à la thématique développée par Chico et dont il ne démordra pas treize albums durant. En effet, bien qu'issu de la très élitiste bossa nova, Chico va s'en démarquer en allant chercher ses sujets dans la vie du peuple, des marginaux, des opprimés («Pedro Pedreiro», le maçon dont la vie n'est qu'attente du train, du salaire, d'enfants, du temps; «Ela e sua javela», la femme prise dans l'univers clos de son foyer, avec pour tout rêve une fenêtre par où regarder la vie, «Rita», la femme volage qui quitte son benêt de mari en emportant les quelques malheureux effets du ménage, «Juca», le voyou qui se fait prendre par la police). Son amour pour la samba, sa fascination pour la mer, sa tendresse pour l'amour seront aussi des thèmes fréquents dans toute son œuvre. En 1967, son second album ne renouvelle en rien ce que l'on sait déjà de lui. On se demande si le jeune homme sage a encore quelque chose à rajouter à ce qu'il a dit. Tout semble indiquer qu'il s'est installé dans le ronron confortable de la chanson socio-romantique, dont le traditionnalisme lui attire les foudres des nouveaux musiciens tropicalistes (équivalent du mouvement «pop», au Brésil). Electriques, rockeux, contestataires, insolents, ces derniers voient d'un mauvais œil (ou écoutent d'une mauvaise oreille) la musique acoustique et polie de Chico. C'est alors que la vapeur se renverse, que le mythe s'effondre, que l'image de marque se brouille. Pris en main par un imprésario à la suite du succès de «A Banda», Chico revient d'une tournée infernale, très show-bit, à travers le pays. Affolé par le monde qu'il a soudain découvert, indigné par la façon dont ce dernier fonctionne, il écrit une pièce, «Roda Viva», qui raconte le parcours d'un artiste devenu une star et qui, manipulé par les ficelles du monde du spectacle, ne trouve d'issue que dans le suicide. Au suicide près, la pièce est auto-biographique. La violence critique du texte, exacerbée par la mise en scène virulente et irrevérencieuse de José Celso Martinet Correa en font une pièce tout à fait révolutionnaire. Alerté par tant d'audace, le CCC (commando de chasse aux commu- nistes) se précipite dans la salle où se joue «Roda Viva», la démolit, agresse et même tabasse les acteurs (au point qu'une des actrices, Marilia Pêra - qu'on a pu admirer dans Pixote -, enceinte, fait une fausse couche) et se débrouille pour que la commission de censure demande à réviser le texte, cependant que la police militaire invite Chico à venir déposer. Il restera de la pièce quelques titres enregistrés dans le troisième album de Chico. «Toute folie n'est pas forcément géniale, et toute lucidité pas forcément vieille» L'unanimité nationale se met à déranger, d'autant qu'en plus d'écrire des pièces contestataires, il vit maritalement avec une actrice et a un goût prononcé pour la dive bouteille ! Chico déçoit ses fans sans pour autant séduire ses détracteurs. La censure le persécute, la police le poursuit, les tropicalistes, avec à leur tête Gilberto Gil et Caetano Veloso, le traitent d'aliéné et le huent pendant le Festival de Musique de 1968. Chico, convaincu sans doute que pour mieux se faire entendre, il faut révolutionner le fond mais garder la forme intacte, leur rétorque que «toute folie n'est pas forcément géniale, et toute lucidité pas forcément vieille», et, las de tant d'agressions, s'auto-exile en décembre 1968. Installé à Rome pour deux ans, il y aura la première de ses filles, y rencontrera un vieux compagnon, Toquinho (qui deviendra par la suite le guitariste de Vinicius de Moraes), fera avec lui la première partie de la tournée de Joséphine Baker, sans grand succès d'ailleurs.
La même année, Gilberto Gil et Caetano Veloso rentrent d'exil. Face à la situation politique du pays, on oublie les querelles intes- tines, les polémiques instrumentales, les chapelles acoustiques et électriques, les divergeances militantes, pour faire bloc contre l'ennemi commun, la répression sauvage qui s'abat sur le pays. Conscients que leur renommée leur permet d'en dire plus que la moyenne des Brésiliens baillonnés par FAI 5, et que leur musique, par son impact sur la population, peut être un acte politique, Chico et Caetano décident de donner ensemble un concert à Salvador (Bahia). Il en résultera un album Live, dont un des titres «Partido Alto», sera repris par Pierre Vassiliu, qui en fera un tube en 73, intitulé «Qui c'est celui-là ?». Il n'y a rien, dans la version brésilienne, de l'humour jovial qu'a donné Vassiliu à son adaptation. Les temps n'étaient guère à la gaieté... et la version extrêmement dure et dépouillée qu'en fait Caetano Veloso est à l'image du texte de Chico, qui ironise sur «ce drôle de mec qu'est Dieu, qui passe sa vie à dire qu'il donne, mais qui ne donne jamais rien d'autre que faim, misère et désespoir». Techniquement l'album est plutôt médiocre. Mais replacé dans le contexte de l'époque, il est terriblement émouvant. La petite voix coincée de Chico, que la scène a toujours effrayé, y sonne comme un témoignage de la peur qui règne alors. Quant à Caetano, très professionnel, c'est par la retenue avec laquelle il chante et le dépouillement de l'accompagnement, qu'il donne la mesure de la tragédie que vivent les Brésiliens. L'album est entrecoupé par les applaudissements d'un public en délire, qui réagit à chaque prise de position, à chaque risque pris par les deux chanteurs à travers ce qu'ils osent exprimer, à la chaleur avec laquelle ils entremêlent leurs chants, leurs voix, leur ferveur. Cette rencontre va beaucoup marquer Chico, qui découvrira dans Caetano une autre forme de courage, dans l'insolence, dans l'étendue de ses remises en question, dans une manière de folie dénonciatrice qu'autrefois il avait méprisée. Il ne fait pas bon critiquer la religion des grands ! En 1973, «Calice», écrit avec Gilberto Gil scellera la réconciliation des deux hommes.Mais point de réconciliation possible avec la censure, qui interdira la chanson, au point de couper les micros de Chico pendant un récital où il a siffloté la mélodie de «Calice», immédiatement suivi du public: il ne fait pas bon critiquer la religion des grands ! Toujours en 1973, Chico travaille à une deuxième pièce, «Calabar», l'histoire véridique d'un homme soupçonné d'avoir trahi la cause brésilienne, au moment de l'invasion hollandaise au XVIIe siècle. En fait, Chico et son co-auteur, Ruy Guerra, y méditent surtout sur le problème de la trahison. Ils méditent un peu trop semble-t-il, car quelque-temps avant la première, la pièce est interdite. Quant à l'album qui en faisait la bande sonore, mutilé de cinq morceaux refusés par la commission de censure, il se voit interdire son titre et sa pochette. Le mur noir sur lequel, tel un graffiti, était écrit en rouge «Calabar», cédera la place à une pochette blanche sur laquelle en tout petit, sera écrit «Chico vanta». Fin 1974, pour protester contre la censure systématique dont il fait l'objet (ses disques ne passent pas à la radio, la télévision le boycotte, sur trois titres qu'il écrit, deux sont interdits), il enregistre «Sinal Fechado», (Feu rouge), dont un seul titre est de lui, et encore, il l'a signé d'un pseudonyme ! En 1975, encore une pièce, encore un premier prix, encore un refus. «Gota d'agua», (goutte d'eau), transposition de Médée au Brésil reçoit le Prix Molière. Chico le refuse, car il dit que trop de pièces ont été interdites de se présenter pour que la concurrence ait été loyale. Son neuvième album sort en 1975. C'est un live enregistré au Canecao (sorte d'Olympia à Rio), où il a donné une série de concerts en duo avec Maria Bethânia. En 1976, il enregistre «Meus taros iamigos» (mes chers amis), un album éblouissant, de la même veine que «Construçao». Malgré les galères incessantes, Chico garde la forme poétique et musicale. La parole donnée aux femmes des Calabar, y devient prépondérante. Pour la première fois, et sans doute influencé par Caetano, il ose chanter au féminin (avant il donnait ses textes à des interprètes féminines). «Olhos nos olhos», «Que sera» (du film Dons Flor et ses deux maris), «Mulheres de Atenas» plongeront les féministes brésiliennes dans l'embarras et les fans de Chico, dont je suis vous l'avez compris, dans l'émerveillement. Outre les femmes, fidèle à ses amours, Chico y chante aussi les voyoux («Vai trabalhar vagabundo», du film du même nom), la nature («Passaredo»), la musique («Corrente»). L'engagement est toujours là, mais pour la première fois depuis des années, un album de Chico passe à la radio, (sauf «Que sera». Une nouvelle pièce en 1977, «Os Saltibancos», d'après un conte des frères Grimm, rénove complètement la conception du théàtre pour enfants et remporte un succès fabuleux dans tout le pays. En 1977 encore, Chico retrouve son compère Milton Nascimento, pour un récital. Pour surmonter leur commune timidité, ils s'offrent quelques whiskies réconfortants avant de monter sur scène, où ils arrivent ivres morts et donnent un concert catastrophique. Cela ne fait que renforcer Chico dans son idée d'espacer les concerts en public, tant il a horreur de ça. 1978 commence mal: bravant la loi, Chico a profité d'un voyage en Europe pour faire une escale à Cuba, pays avec lequel le Brésil a rompu toute relation diplomatique et où les Brésiliens n'ont pas le droit de se rendre. Il participe à une rencontre d'intellectuels et d'artistes latino-américains. A son retour, il est happé par la police à sa descente d'avion. Toute la presse et 5000 fans l'attendaient à l'aéroport et l'ont vu se faire arrêter. Le garder plus longtemps emprisonné déclencherait une révolution. On le relaxe. En août, il présente sa cinquième pièce, «Opera de Malandro» (Opéra de voyou), ni d'après l'«Opéra de quat'sous» de Brecht et l'Opéra des gueux» de John Gay. Il en sortira néanmoins un double album presque aussi somptueux que sa pochette, malheureusement l'interprétation des acteurs en est défaillante. On s'en aperçoit d'autant mieux que Chico a enregistré l'année précédente un album solo où il reprend quelques titres de son Opéra, dont l'interprétation est nettement plus intéressante. L'album comporte également «Apesar de você», et «Calice» enfin libérés par la censure. Faut-il trouver là l'explication à son avant-dernier album, «Vida», sorti en 1981 ? Une splendide réflexion sur la vie, la mort, l'amour. On y découvre un Chico introverti, blessé, mais toujours aussi grand. «Vida est l'expression (précoce) de la crise des quarante ans» (qu'il n'a pas encore), dira-t-il de cet album. On pouvait craindre que la quasi-suppression de la censure ne laisse Chico un peu démuni, tel un combattant sans combat. Il n'en est rien. Exception faite de «Bye bye Brasil» (du film du même nom) - dont les paroles tout à fait amusantes ne suffisent pas à faire oublier la musique ennuyeuse à mourir - et de quelques accrocs dans les arrangements de Francis Himes (pourtant compagnon de longue date), l'album est sublime. «J'ai l'impression d'être un coquillage aux prises avec une tempête» D'un récent voyage en Angola, Chico a ramené une samba endiablée d'amour militant, «morena de Angola», seule note d'humour avec «Deixe a menins » dans un ensemble à la beauté tragique. Malgré tout, Chico finira par se laisser entamer par les problèmes, notam- ment ceux que lui cause sa maison de disques qu'il veut quitter bien qu'un contrat stipule qu'il lui doit encore 40 titres. Il signe quand même chez Ariola, qui lui réclame un album, et se trouve dans des embrouilles juridiques inextricables. C'est alors qu'Ariola Brésil dépose son bilan et est racheté par... Philips ! Laconique, Chico se contente de dire: «J'ai l'impression d'être un coquillage aux prises avec une tempête. » Son dernier album en date, «Almanaque», s'en ressent, même si - ou peut-être parce que - Chico prend le contrepied de son état d'esprit. A la dépression, à la déprime qui le gagnent, il oppose un album qui se veut léger, souriant, plein, d'humour et de tendresse pour les souvenirs d'enfance. La pochette est bien tout cela, son contenu est en effet léger, inconsistant même, pour ce qui est des mélodies dont aucune n'accroche vraiment. Les textes restent à la mesure du talent de leur auteur: sensibles: drôles, aisés, si au moins Philips qui le distribue ici se décidait à les faire traduire, on y gagnerait sacrément au plaisir d'écouter ce monstre sacré brésilien. Après Chico et grâce à lui, les étudiants, les intellectuels en général, ont osé reprendre à leur compte la musique brésilienne, lui apporter leur culture, leur écriture, leur sensibilité. Grâce à Chico, particulièrement la samba s'est démarginalisée et a été reconnue par toutes les couches sociales de la population. Grâce à Chico, pendant de longues années, les Brésiliens réduits au silence ont eu la preuve qu'il était quand même possible de parler, et avec lui, les mots n'ont jamais cessé d'être beaux. D. Dreyfus. Source: «Guitare Magazine» janvier 1983
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